La mort, imposant une limite à notre existence,
institue le temps. Elle confère une place et un sens
à chaque instant de vie, d’où elle singularise chaque vie
et lui donne sa signification. La mort instaure la
liberté*(J. Ziegler).
La proximité de la mort peut s’entendre de multiples façons. Tantôt la mort est dite proche, parce qu’elle est imminente : c’est pour bientôt ! Tantôt elle est dite proche, par ce qu’elle est immanente à notre être, marqué par le sceau du non-être.
Un vieillard dira avec raison: «ma vie est arrivée à son terme, je vais bientôt mourir.» Ce «bientôt» est pourtant très élastique, car la mort peut épargner temporairement une personne vieille ou malade et faucher soudainement un jeune de vingt ans et en bonne santé. À chacun de nous, la dernière heure est plus ou moins proche, car elle peut sonner à tout moment et nous surprendre à l’improviste. Mais indépendamment de sa durée, longue ou brève, notre être est marqué du signe de la mort dès la naissance. La mort est constitutive de notre être. Le non-être est immanent à notre être comme son contraire indissociable.
La finitude touche donc les humains de deux manières. Elle met un terme à leur vie comme durée et elle marque leur être tout au long de leur existence. C’est à partir de ce destin commun - d’une vie qui va vers la mort et d’un être qui est marqué du non-être - que les humains sont conviés à penser et à aménager leur séjour sur la terre.
La mort, terme de la vie
Dans
Les Caves du Vatican, André
Gide* fait dire à Juste-Agénon : «Mon cher Fils, mes forces ont beaucoup diminué ces derniers jours. À certains avertissements qui ne trompent pas, je comprends qu’il est temps de plier bagages…» (1) Plus tard, Juste-Agénon dira à Lafcadio : «mes instants sont comptés». Il sait désormais qu’il va bientôt mourir. Sa mort est imminente.
Avec un brin d’humour, Bob Hunter, membre fondateur de Greenpeace, dit: «La mort est le plaisir ultime. C’est pourquoi on la garde pour la fin». La mort termine ou achève une vie. Par le fait même que notre vie est inexorablement vouée à une fin, elle y gagne en valeur. De précaire qu’elle est par sa brièveté, elle devient précieuse au fur et à mesure où nous prenons conscience de son caractère éphémère. Dès lors, croît en nous le désir d’en prendre soin, de la préserver contre les forces mortifères et de la mettre à l’abri des dangers mortels :
«La certitude que notre existence se terminera un jour – et donc que cette vie est la seule que nous ayons – confère de manière assez naturelle de la valeur à cette existence et rend la recherche des raisons et la réflexion sur l’existence plus précieuses.» (2)
Parce que notre existence est limitée dans sa durée, nous cherchons à la justifier, à lui inventer des raisons d’être pour ici et maintenant et éventuellement pour une continuation demain et ailleurs, dans l’au-delà. «D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?» C’est cette triple interrogation que Paul Gaugin tente de reproduire sur une toile longue de quatre mètres (1897). En proie au désespoir et à des idées suicidaires, il peint des figures allégoriques. Au centre, un homme, éclairé de lumière, cueille des fruits, symbole de vie? Les autres personnages, aux allures mystérieuses et aux regards songeurs, sont presque exclusivement des femmes dont deux semblent en conversation intime. Un bébé, un jeune garçon, un chat, un oiseau, une chèvre, une statue, répartis sur le tableau semblent tous exprimer le calme et le repos. À gauche, contemplant un oiseau, une vieille femme assise paraît résignée devant la futilité de la vie. S’entretiennent-elles sur le sens de la vie? Vie au sens obscur, traversée d’une lueur d’espoir, c’est ce qui semble se dégager de l’ensemble du tableau.
Marqués par une vie qui va vers la mort, les humains ont entretenu l’espoir de poursuivre cette vie au-delà de la mort. Le désir d’
immortalité*, l’imaginaire d’une vie posthume d’une durée indéfinie ou infinie, voire éternelle, prend des formes différentes selon les cultures*. La mort devient alors un passage vers une vie soit transformée soit radicalement différente, vers une vie de plénitude. Toute cette quête de sens – d’orientation et de signification – trouve son origine dans une perception commune de la mort comme étant un objet de tristesse. La certitude de la mort et l’incertitude de son heure affligent les humains.
Par certains, la mort est vue ou vécue comme un accomplissement, comme une sortie glorieuse à l’instar de l’acteur qui quitte la scène en beauté! La mort est pensée ou traitée comme «moment culminant de notre vie» ou comme «son couronnement qui lui confère sens et valeur». (3) Marcel Brion reconnaît dans la mort, sous les traits d’une femme, «l’unique souveraine des accomplissements ». (4) Ainsi, la plénitude est atteinte dans la mort elle-même.
Pour d’autres, par contre, la vie termine sur un déficit. La mort est un manque d’être. Voici ce qu'en pense
Jankélévitch* : «[La mort] n’est pas un gain, mais une perte; la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d’être; l’existant, rendu soudain invisible comme par effet d’une prodigieuse occultation, s’abîme en un clin d’œil dans la trappe du non-être.» (5)
Selon L.- V. Thomas, la mort est «ce passage de l’être vivant à l’absence de vie». (6) D’après M. Canto-Sperber, la mort affecte la vie d’une «incomplétude constitutive» (7) et d’après Claude Javeau, la mort individuelle se vit sur le mode du «non vivre à venir », comme «un achèvement sans rémission» d’une vie inachevée. Alors qu’Edgar Morin, dans la première édition de
L’homme et la mort, suggère prudemment l’idée de l’ «amortalité» comme prospective de l’humanité moderne, il insistera dans ses écrits ultérieurs sur «la vie inachevée et la mort» dans le contexte contemporain de «l’inachèvement de toute chose, de toute œuvre». Il souligne que cette conscience doit elle-même conduire à penser «en fonction de l’inachèvement d’un possible achèvement.» (8)
Jean Ziegler prend pour son compte l’intuition fondamentale d’Ernst Bloch : «Au moment de mourir, nous faisons le constat douloureux de notre inachèvement. Il y aurait encore tant de choses à vivre, tant de voyages à faire, tant d’activités à entreprendre. Notre désir est infini, mais notre vie est finie. Cependant notre mort est une possibilité de vie offerte à ceux qui viennent après nous.» (9) La mort est bénéfique à l’humanité, car elle assure la survie de l’espèce.
Cependant, Françoise Dastur nous fait remarquer judicieusement que l'homme «ne considère pas nécessairement le fait de se reproduire comme l'aboutissement de son existence et [qu'il] a souvent le sentiment qu'il est voué à disparaître avant d'avoir épuisé toutes les possibilités de son être. Il a par conséquent tendance à juger son existence, aussi longue qu'elle puisse être, comme toujours trop brève et sa mort comme toujours prématurée. C'est ce sentiment de la brièveté leur vie qui pousse les hommes à transmettre aux générations suivantes leur savoir, et c'est ce phénomène de transmission qui est à l'origine de la culture et de l'histoire: ce que le défunt n'a pas eu le temps d'achever, ses descendants peuvent alors le reprendre en charge et le porter à son accomplissement.» (9b.)
La mort immanente à notre vie
La mort est proche, parce qu’elle s’est incrustée dans le tissu de l’être humain, de son esprit, de son passé, de son avenir et de son environnement. Il nous faut donc apprendre à «convivre avec la mort» (10), car en venant au monde, l’être humain est destiné à la mort comme à sa limite. Il se sait mortel non seulement au terme de son existence, mais aussi tous les jours de sa vie. « La limite, écrit Heidegger, n’est pas où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être.» (11) Ainsi, la mort est la frontière à partir de laquelle l’être humain est capable de construire sa vie. Elle est un destin à l’intérieur duquel il est désormais apte à exercer sa liberté et à aménager son existence. Ainsi la mort fonde la culture.
La mort est donc étroitement liée à la vie: «La mort est la face de la vie qui est détournée de nous, qui n’est pas éclairée de nous.» (12)
Heidegger* se réfère ainsi au poète
Rilke* afin d’expliquer que toute notre vie nous séjournons dans la proximité de la mort. Projetés au-dessus du gouffre dans une existence risquée, les humains sont destinés à habiter parmi les choses. «Les humains sont des vivants mortels, les autres vivants périssent. Seuls les humains meurent parce qu’ils sont capables d’assumer la mort comme mort. Ceci n'est pas seulement une destination vers laquelle ils cheminent, mais elle est le secret de leur être. Elle est la finitude qui accompagne chacun de leurs gestes; ainsi meurent-ils continuellement aussi longtemps qu’ils séjournent sur la terre.» (13)
Selon le proverbe malaisien, «La fiancée de la mort, c’est la vie». (14) Selon le docteur Schwartzenberg, «la vie et la mort sont comme deux sœurs jumelles adossées l’une à l’autre.» (15) Cette idée de l’inséparabilité de la vie et de la mort est reprise par
Marcel Conche : «Il faut se vouloir mortel. Ni volonté de vie sans volonté de mort, ni, certes, volonté de mort sans volonté de vie, mais les deux indissociablement unies en une seule et même volonté tragique.» (16) La sagesse tragique «se fonde sur la méditation de la vie comme vie mortelle, vie vécue sous l’horizon de la mort, de la non-vie.» (17)
Claude Javeau traduit «la saisie ontologique de sa propre finitude», présentée par Heidegger «en termes simples»: « il s’agit de consacrer la présence de la mort, de sa propre mort, au cœur même des actions les plus triviales. […] Ce qu’il convient de reconnaître, c’est la présence de la mort au centre même de l’expérience d’une vie authentique» (18) Selon Baudry, la mort n’est pas «simplement au bout de l’existence», elle n’est pas «simplement sa fin», mais elle est «sans cesse là, comme ce qui la menace et à la fois ce qui active sa richesse, sa puissance.» (19)
Cette immanence de la mort à la vie est admirablement décrite par Georges Simmel: (20) : «À chaque instant de la vie nous sommes des êtres qui allons mourir et cet instant serait autre si telle n'était pas notre destination [...]. On voit maintenant clairement la signification de la mort comme créatrice de forme. Elle ne se contente pas de limiter notre vie, c'est-à-dire de lui donner forme à l'heure du trépas, au contraire, elle est pour notre vie un facteur de forme, qui donne coloration à tous ses contenus: en fixant les limites de la vie dans la totalité, la mort exerce d'avance une action sur chacun de ses contenus et de ses instants.»
© Éric Volant