La misanthropie selon Socrate
Sous la plume de Platon*, Socrate* estime que la misologie (haine du logos) est à l'origine de la misanthropie (haine de l'homme). Tout en poursuivant son dialogue, le sage Athénien s'interroge: «la misanthropie se glisse dans l’âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu’un que l’on croyait vrai, sain et digne de foi , et que, peu de temps après, on découvre qu’il est méchant et faux, et qu’on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s’est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu’on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d’être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu’il n’y a absolument rien de sain chez personne. N’as-tu pas remarqué toi-même que c’est ce qui arrive?» (Platon, Phédon, 89d-e, traduction Émile Chambry, Paris, GF, 1965, p. 145).
Par exemple, ayant mis ma confiance en la parole d'une personne, je m'aperçois que les actions de cette personne ne correspondent pas du tout à ses discours. J'en suis si fort déçu que j'ai perdu toute confiance non seulement en sa parole (misologie), mais aussi dans sa personne tout entière. Je passe donc d'un excès de confiance à un excès de méfiance. Méfiance qui peut se développer en mépris et mener jusqu'à la haine. Si, cependant, mon expérience tend à se répéter par rapport à plusieurs autres personnes dont les actes me semblent contredire leurs discours, je peux en venir non seulement à me méfier d'elles à leur tour, mais à étendre mon jugement négatif à tout le monde. Nouvel excès qui me fera prendre en grippe tous les humains. J'irai alors jusqu'à nourrir et manifester mon mépris à l'égard de l'humanité tout entière (misanthropie). Cette misanthropie, engendrée par la misologie peut mener à des conduites de destruction ou d'autodestruction.
Timon d'Athènes selon Plutarque
Une des grandes figures mythiques de la misanthropie est Timon d'Athènes dont la vie nous est racontée par Plutarque* (46-125 ap.J.C.) et par Lucien (120-180 ap. J.C.).
Voici comment, dans un passage de la Vie d'Antoine, selon la traduction de Jacques Amyot (1513-1593), Plutarque fait le récit de la misanthropie de Timon:
«Quant à Antonius*, il laissa la ville et la conversation de ses amis, et fit bâtir une maison dedans la mer, près de l'île de Pharos, sur certaines chaussées et levées qu'il fit jeter à la mer, et se tenait céans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disait qu'il voulait mener une telle vie comme Timon, pour autant qu'on lui avoit fait le semblable qu'à lui, et pour l'ingratitude et le grand tort que lui tenaient ceux à qui il avait bien fait, et qu'il estimait ses amis ; il se défiait et se mécontentait de tous les autres.
Ce Timon estoit un citoyen d'Athènes, lequel avoit vescu environ la guerre du Péloponèse ; comme l'on peult juger par les comédies de Platon et d'Aristophanes, esquelles il est moqué et touché comme malveuillant et ennemy du genre humain, refusant et abhorrissant toute compagnie et communication des autres hommes, fors que d'Alcibiades, jeune, audacieux et insolent, auquel faisoit bonne chère, et l'embrassoit et baisoit volontiers, dequoy s'esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause pourquoi il chérissoit ainsi ce jeune homme là seul, et abominoit tous les autres :
"Je l'aime, répondit-il, pour autant que je sçay bien et suis seur qu'un jour il sera cause de grands maulx aux Athéniens." Ce Timon recevoit aussi quelque fois Apémantus en sa compagnie, pour autant qu'il étoit semblable de moeurs à luy, et qu'il imitoit fort sa manière de vivre. Un jour doncques que l'on célébroit à Athènes la solennité que l'on appelle Choès, c'est-à-dire la feste des morts, là où on fait des effusions et sacrifices pour les trespassez, ils se festoyoient eulx deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantus à dire : «Que voici un beau banquet, Timon" et Timon lui respondit : "Oui bien, si tu n'y estois point."
L'on dit qu'un jour, comme le peuple estoit assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, il monta à la tribune aux harangues, comme faisoient ordinairement les orateurs quand ils vouloient haranguer et prescher le peuple ; si y eut un grand silence et estoit chacun très-attentif à ouïr ce qu'il voudroit dire, à cause que c'étoit une chose bien nouvelle et bien estrange que de le veoir en chaire. A la fin, il commence à dire : "Seigneurs Athéniens, j'ai en ma maison une petite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjà penduz et étranglez, et pour autant que je veulx y faire bastir, je vous ai bien voulu advertir devant que faire couper le figuier, à cette fin que si quelques-uns d'entre vous se veulent pendre, qu'ils se dépeschent."
Il mourut en la ville d'Hales, et fut inhumé sur le bord de la mer. Si advint que, tout alentour de sa sépulture, le village s'éboula, tellement que la mer qui alloit flottant à l'environ, gardoit qu'on n'eût sçeu approcher du tombeau, sur lequel il y avoit des vers engravés de telle substance :
Ayant fini ma vie malheureuse,
En ce lieu-cy on m'y a inhumé ;
Mourez, méchants, de mort malencontreuse,
Sans demander comment je fus nommé.
On dit que luy-mesme feit ce bel épitaphe ;
car celui que l'on allègue communément n'est pas de lui,
ains est du poëte Callimachus :
Ici je fais pour toujours ma demeure,
Timon encor les humains haïssant.
Passe, lecteur, en me donnant male heure,
Seulement passe, et me va maudissant.»
(Plutarque (46-120), Vie d’Antoine, 70, cité dans «Notice sur Timon d'Athènes», Introduction à Timon d'Athènes de Shakespeare: http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre4930.html).
Timon ou le misanthrope de Lucien
Voici un échantillon du dialogue que Timon, cet ancien riche, avec les dieux. Rude bavard, Timon crie aux dieux sa misère et sa solitude. Il se sent abandonné de ceux à qui il a rendu hommage par ses sacrifices. Les dieux se montrent pourtant très indulgents à celui qui ne leur épargne pas de blasphèmes. C'est un brave homme qui a droit à se plaindre face à tant d'ingratitude de ses anciens compagnons de plaisir. Timon s'adoucit devant eux, mais demeure intraitable face à ses ennemis.
4. TIMON. « [...] Quand cesseras-tu, dieu étonnant, de surveiller le monde avec autant de négligence? Quand puniras-tu ces excès d'impiété? Que de Phaéthons et de Deucalions il faudrait opposer à ce débordement d'insolence (05) !
5. Mais laissons de côté les affaires générales; parlons des miennes: après avoir fait monter sur le pinacle une foule d'Athéniens, les avoir élevés de la pauvreté à la richesse, secouru tous ceux qui étaient dans l'indigence, répandu avec profusion mes trésors sur mes amis, me voilà devenu pauvre, et l'on ne me connaît plus, et je n'ai pas même un regard de ceux qui, courbés et rampants devant moi, attendaient en suspens un signe de ma tête. Si, par hasard, je les rencontre sur ma route, il semble qu'ils aperçoivent la colonne de quelque antique tombeau, renversé par le temps; ils passent sans lire; d'autres, me voyant de loin, prennent une autre route, pour ne pas avoir sous les yeux un spectacle désagréable et de mauvais augure, eux qui, la veille, m'appelaient leur sauveur et leur bienfaiteur.
6. Telle est l'infortune qui m'a confiné dans ce désert: revêtu d'une peau de bête, j'y travaille à la terre, au prix de quatre oboles, philosophant dans cette solitude avec une pioche. J'ai du moins l'avantage de ne plus voir les méchants jouir d'un bonheur qu'ils ne méritent pas; car c’est là le comble des maux. Allons, fils de Saturne et de Rhée, secoue ce sommeil profond, agréable, plus long que celui d'Épiménide; souffle sur ta foudre, rallume-la aux feux de l'Etna, produis une grande flamme, montre une colère digne d'un Jupiter jeune et vigoureux, et donne un démenti aux fables que les Crétois débitent sur toi et sur ta tombe.
7. JUPITER. Quel est donc, Mercure, ce criailleur qui est là dans l'Attique, près de l'Hymette, au pied de la montagne? Il est tout crasseux, hâlé, couvert d'une peau de chèvre! Il m'a l'air de fouiller la terre: c'est un rude bavard... Et impudent ! ... C'est sans doute un philosophe, car nul autre n'oserait tenir contre nous des discours si impies.
MERCURE. Que dites-vous, mon père? Vous ne reconnaissez pas Timon, fils d'Echécratide, du bourg de Colytte? C'est cet homme qui nous régalait de si beaux sacrifices*, cet ancien riche qui nous immolait des hécatombes entières, chez qui nous avions l'habitude de célébrer splendidement les Diasies.
JUPITER. Oh! quel changement! Lui si beau, si riche, entouré de tant d'amis! Que lui est-il donc arrivé pour en être réduit là, sec, misérable, piochant pour un salaire, si j'en juge à l'énorme hoyau qu'il porte!
8. MERCURE. On pourrait croire qu'il a été victime de sa bonté, de sa philanthropie, de sa sympathie envers les malheureux; mais, en réalité, il ne doit s'en prendre qu'à sa folie, à sa niaiserie, au mauvais choix de ses amis: il ne voyait pas qu'il rendait service à des corbeaux et à des loups; il prenait, le malheureux, ces vautours qui lui rongeaient le foie pour des amis sincères, et croyait d’affectueux compagnons ces gens qui n'aimaient que ses viandes. Aussi, lorsqu'ils eurent complètement mis à nu ses os, rongé et sucé sa moelle proprement et soigneusement, ils sont partis, le laissant sec, coupé dans sa racine; ils ne le connaissent plus, ne le regardent plus (car à quoi bon?), ne lui portent aucun secours et ne lui donnent rien en échange de ses bienfaits. Voilà pourquoi, la pioche en main, vêtu de cuir, comme vous voyez, il a quitté la ville par honte, travaille aux champs pour un salaire, l’âme aigrie par les malheurs, lorsqu'il voit ceux qu'il a enrichis passer fièrement auprès de lui, sans se rappeler seulement s'il se nomme Timon.
9. JUPITER. Ce n'est pas un homme à dédaigner ou à laisser de côté; l'infortuné a le droit de se plaindre, et nous ressemblerions à de détestables flatteurs, si nous l'abandonnions, lui qui, tant de fois, a brûlé sur nos autels les cuisses les plus grasses des taureaux et des chèvres: j'en ai encore le fumet dans les narines. Mais tant d'occupations, le grand tumulte qu'excitent les parjures, les brigands et les ravisseurs, la crainte des sacrilèges (et il y en a un si grand nombre, il est si difficile de s'en garantir, que je n'ai pas le temps de fermer l'oeil) tout cela m'a empêché depuis longtemps d'arrêter mes regards sur l'Attique, surtout depuis que la philosophie et les batailles de mots y sont à la mode. Ces disputailleries, ces criailleries m'empêchent d'entendre les prières; et il faut, on que je reste assis les oreilles bouchées, on que je sois assourdi de leur vertu, de leur spiritualité et autres inepties, qu'ils vocifèrent tous ensemble et à haute voix. Voilà pourquoi je ne me suis pas occupé de ce brave homme, qui en vaut pourtant la peine.
[...]
TIMON. Je n'ai pas besoin de vous; laissez-moi tranquille ; cette pioche, voilà ma richesse; je suis le plus heureux des hommes, quand personne ne s'approche de moi.
MERCURE. Quelle sauvagerie, mon cher! Dirai-je à Jupiter ces mots durs et cruel? Déteste les hommes, à la bonne heure, ils t'ont traité assez mal pour cela; mais détester les dieux, qui prennent soin de toi, ce n'est pas bien.
38. TIMON. Je te sais bon gré à toi, Mercure, ainsi qu'à Jupiter, de cette attention; mais je ne veux pas de Plutus.
MERCURE. Et pourquoi?
TIMON. Parce qu'il est la cause de tous mes maux: il m'a livré aux flatteurs, m'a fait tomber dans leurs pièges; a suscité la haine contre moi, m'a gâté par les délices et exposé à l'envie; puis, pour couronner l'oeuvre, il m'a laissé tout à coup perfidement, traîtreusement. La Pauvreté, au contraire, maîtresse bienfaisante, m'a exercé à de mâles travaux, m'a parlé le langage de la vérité et de la franchise, a pourvu par le travail à tous mes besoins, m'a enseigné à mépriser tout le reste, pour ne placer mon espoir qu'en moi-même; m'a fait connaître combien est précieuse la richesse, que ni les caresses du flatteur, ni les menaces du sycophante, ni la fureur du peuple, ni les votes de la multitude, ni les pièges du tyran ne peuvent nous ravir.
37. Fortifié par le travail, je cultive ce champ avec courage; je ne vois aucun des vices d'Athènes, et je me contente de la farine d'orge que me fait gagner mon hoyau. Retourne donc sur tes pas, Mercure, et reconduis Plutus à Jupiter; je ne lui demande qu'une grâce, c'est de condamner aux larmes tous les hommes, jusqu'aux enfants.
[...]
56. THRASYCLÈS. Je ne viens point vers vous, Timon, comme la plupart de ces gens qui, épris d'amour pour vos richesses, espérant partager votre argent, votre or, vos festins splendides, s'empressent de venir étaler leur flatterie autour d'un homme simple, comme vous, et toujours prêt à partager ce qu'il possède. Vous savez qu'un peu de pain me suffit, que mon meilleur repas c'est du thym, du cresson, assaisonnés d'un peu de sel, quand je veux me régaler, que ma boisson est puisée à la fontaine aux neuf bouches: je préfère ce manteau à n'importe quelle robe de pourpre, et je ne fais pas plus de cas de l'or que des cailloux répandus sur le rivage. C'est pour vous-même que je suis venu ici; c'est pour empêcher que vous ne vous laissiez corrompre par cette possession si funeste, si dangereuse, la richesse, qui souvent est la source de mille maux incurables. Si donc vous voulez m'en croire, vous jetterez dans la mer cet or si inutile à un homme de bien comme vous, qui peut contempler les richesses de la philosophie. N'allez pas cependant, cher ami, le jeter dans un endroit profond; entrez dans l'eau jusqu'à la ceinture et jetez-le non loin du rivage, sans autre témoin que moi.
57. Si ce conseil ne vous agrée pas, vous pouvez vous en défaire par un meilleur moyen, sans laisser une obole ; vous n'avez qu’à le distribuer à tous ceux qui en ont besoin, à l'un cinq drachmes, à l'autre une mine, à cet autre, un demi-talent; et, si c'est un philosophe, il est juste qu'il ait double et même triple part. Quant à moi, je ne demande rien pour moi-même; mais, afin de pouvoir soulager quelques amis qui sont dans l'indigence il me suffira que vous remplissiez cette besace, qui ne contient que deux médimnes d'Égine: quand on est philosophe, il faut savoir se contenter de peu, modérer ses désirs et ne pas songer au delà de la besace.
TIMON. Fort bien dit, Thrasyclès; mais, avant de remplir ta besace, il faut, s'il te plaît, que je t'assène quelques coups de poing sur la tête, et par-dessus le marché quelques bons coups de pioche.
THRASYCLÈS. O république, ô lois ! nous sommes frappés par un coquin dans une cité libre!
TIMON. De quoi te plains-tu, bon Thrasyclès? t'ai-je fait mauvaise mesure? tiens, je vais te donner quatre chénices en sus. Mais qu'est-ce-ci? Ils accourent en foule; Blepsias, Lachès, Gniphon et une légion de drôles que je vais faire crier. Que ne monté-je sur cette roche, pour laisser reposer ma pioche depuis longtemps fatiguée? Ramassons des pierres et faisons-les pleuvoir sur eux comme une grêle.
BLEPSIAS. Assez, assez, Timon; nous nous en allons.
TIMON. Oui, partez, mais couverts de sang et de blessures.
(Lucien, Timon ou le misanthrope, sur le site «L'antiquité grecque et latine» de Philippe Remacle http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucien/timon.htm)
http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/
Timon selon William Shakespeare
(William Shakespeare et Thomas Middleton, La Vie de Timon d’Athènes [1605], trad.Victor Bourgy, Œuvres complètes, édition bilingue, Tragédies II, Paris, Robert Laffont, 1995, « Bouquins »).
Le célèbre dramaturge a sans doute rencontré ce personnage chez Plutarque, lorsqu'il préparait son Antoine et Cléopâtre*.
Dans son remarquable article, intitulé «Misanthropie et "misologie": de l’analogie philosophique à la rencontre dramaturgique», Sylvie Ballestra-Puech définit d'abord la misanthropie en lien direct avec la «misologie» pour ensuite présenter les figures de la misanthropie chez les personnages d'Alceste dans Le misanthrope de Molière, de Hans Karl Bühl dans L'homme difficile de Hofmannsthal et enfin de Timon d'Athènes de Shakespeare dans le drame du même nom.
«Mais c’est sans doute dans la pièce de Shakespeare et Middleton que le lien entre misanthropie et « misologie » est illustré avec le plus de force. Le procès de la parole y commence dès l’ouverture avec la diatribe d’Apémantus contre la flatterie, qui englobe dans une même condamnation le flatteur et celui qui l’écoute, en l’occurrence Timon: "Qui aime qu’on le flatte est digne du flatteur" (I, 1, p. 258) [...] À un Timon philanthrope et philologue s’oppose un Apémantus misanthrope et "misologue", qui dénonce, sous l’affabilité apparente de la flatterie, un rapport de prédation :
"Je me fiche bien de ta nourriture: elle m’étoufferait car je ne saurais te payer de flatteries. Ô dieux ! Quelle multitude se repaît de Timon sans même qu’il s’en aperçoive ! Cela m’attriste de voir tant de gens tremper leur nourriture dans le sang d’un seul homme ; et le comble, c’est que lui-même les y encourage." (I, 2, pp. 262-264)
Se fier à la parole des flatteurs, comme le fait Timon, c’est s’offrir en pâture à leur rapacité. Parler et manger, ces deux formes d’oralité, dont la première distingue l’humain de l’animal alors que la seconde leur est commune, sont liées dans la pièce à la fois par un réseau métaphorique remarquablement dense et par la construction dramatique. Lorsque Timon constate la fausseté de la parole flatteuse, il commence par inviter les flatteurs à une parodie de festin où l’échange trompeur dénoncé par Apémantus cède la place à un échange équitable : à des mots sans valeur répondent des mets sans valeur, de l’eau et des pierres.»
(REVEL: revues électroniques de l´UNS revel.unice.fr/loxias/ )
Ci-dessous la scène 2 et la fin du cinquième et dernier acte. Avant de mourir, Timon cherche à se venger de la parole menteuse des sénateurs qui sont à l'origine de sa haine du genre humain. S'il méprisait les larmes des humains, il bénéficiera des pleurs éternels de Neptune.
TIMON.- Soleil, qui réchauffes, brûle ! (Aux sénateurs.) Parlez, et soyez pendus ; que chaque parole vraie engendre une pustule, et que chaque mensonge cautérise votre langue et la consume jusqu'à la racine!
TIMON.- Je les remercie; et je voudrais, en retour, leur envoyer la peste, si je pouvais la prendre pour la leur donner.
TIMON.- Vos offres m'enchantent, me surprennent jusqu'à m'arracher presque des larmes: donnez-moi le coeur d'un fou et les yeux d'une femme, et ces consolations, dignes sénateurs, vont faire couler mes pleurs.
[...]
TIMON.- J'ai ici, dans mon enclos, un arbre que je veux abattre pour mon usage, et je ne tarderai pas à le couper. Dites à mes amis, à tous les habitants d'Athènes, d'après l'ordre des rangs, aux grands et aux petits, que si quelqu'un veut terminer son affliction, il se hâte de venir ici avant que mon arbre ait senti la coignée, et qu'il se pende; je vous prie, faites ma commission.
FLAVIUS.- Ne l'importunez pas davantage, vous le verrez toujours le même.
TIMON.- Ne revenez plus me voir; dites seulement aux Athéniens que Timon a bâti sa demeure éternelle sur les grèves de l'onde arrière, et qu'une fois le jour la vague turbulente viendra la couvrir de sa bouillante écume. Venez ici, et que la pierre de mon tombeau soit votre oracle.
Lèvres, prononcez des paroles amères, et que ma voix cesse; que la peste contagieuse réforme ce qui va mal; que les hommes ne travaillent qu'à creuser leurs tombeaux, et que la mort soit leur gain!- Soleil, cache tes rayons, le règne de Timon est passé !
(Il se retire.)
[...]
LE SOLDAT.- Mon noble général, Timon est mort; il est enterré sur le bord même de la mer. J'ai trouvé sur son tombeau cette inscription que je vous apporte moulée sur la cire, qui sert d'interprète à ma pauvre ignorance.
ALCIBIADE lisant l'épitaphe: «Ci-gît un corps malheureux, séparé d'une âme malheureuse. Ne cherche pas à savoir mon nom... Que la peste vous dévore tous, misérables humains qui restez après moi! Ci-gît Timon, qui de son vivant détesta tous les hommes vivants. Passe et maudis à ton gré, mais passe et n'arrête point ici tes pas.»
Ces mots, Timon, expriment bien tes derniers sentiments. Si tu avais en horreur les regrets des humains, le flux qui coule de notre cerveau, et ces gouttes d'eau que la nature avare laisse tomber de nos yeux, une sublime idée t'inspira de faire pleurer à jamais le grand Neptune sur ton humble tombe, pour des fautes pardonnées: le noble Timon est mort; nous nous occuperons plus tard de sa mémoire.- Conduisez-moi dans votre ville, j'y vais porter l'olive avec l'épée. La guerre enfantera la paix : la paix contiendra la guerre; l'une et l'autre se soigneront réciproquement comme deux médecins. Que les tambours battent.
(Ils sortent)
Le caractère moral de Timon
L'auteur de «La Notice», qui précède le texte de Timon d'Athènes de Shakespeare, essaie de scruter les mobiles de la conduite du personnage en question du point de vue éthique. Excès dans sa prodigalité et dans son mépris; excès dans son amour et sa haine ainsi que dans sa propre perception même de son amour et de sa haine. Malgré les excès de son personnage, Shakespeare n'a jamais douté de la noblesse de coeur de cet être extravagant. Il compare les nobles sentiments de cette figure malheureuse avec le cynisme d'Apémantus en convoquant Flavius et Alcibiade comme témoins.
«On a beaucoup discuté sur le caractère moral de Timon, pour savoir si on devait le plaindre dans son malheur, ou s'il fallait regarder la perte de sa fortune comme une mortification méritée. Il nous semble, en effet, que ses vertus ont été des vertus d'ostentation, et que sa misanthropie n'est encore qu'une suite de sa manie de se singulariser par tous les extrêmes; dans sa générosité il n'est prodigue que pour des flatteurs; sa richesse nourrit le vice au lieu d'aller secourir l'indigent; une bienfaisance éclairée ne préside point à ses dons. Cependant sa confiance en ses amis indique une âme naturellement noble, et leur lâche désertion nous indigne surtout quand ce seigneur, dont ils trahissent l'infortune, a su trouver un serviteur comme Flavius.
La transition subite de la magnificence à la vie sauvage est bien encore dans le caractère de Timon, et c'est un contraste admirable que sa misanthropie et celle d'Apémantus. Celui-ci a tout le cynisme de Diogène, et son égoïsme et son orgueil, qui percent à travers ses haillons, trahissent le secret de ses sarcasmes et de ses mépris pour les hommes. Une basse envie le dévore; l'indignation seule s'est emparée de l'âme de Timon; ses véhémentes invectives sont justifiées par le sentiment profond des outrages qu'il a reçus; c'est une sensibilité exagérée qui l'égare, et s'il hait les hommes, c'est qu'il croit de bonne foi les avoir aimés; peut-être même sa haine est-elle si passionnée, si idéale, qu'il s'abuse, lui-même en croyant les haïr plus qu'Apémantus dont l'âme est naturellement lâche et méchante.
Les sarcasmes du cynique et les éloquentes malédictions du misanthrope ont fait dire que cette pièce était autant une satire qu'un drame. Cette intention de satire se remarque surtout dans le choix des caractères, qu'on pourrait appeler une véritable critique du coeur de l'homme en général dans toutes les conditions de la vie. Nous venons de citer Apémantus, égoïste cynique, et Timon, dont la vanité inspire la misanthropie comme elle inspira sa libéralité; vient ensuite Alcibiade, jeune débauché, qui n'hésite pas à sacrifier sa patrie à ses vengeances particulières.
Le peintre et le poète prostituent les plus beaux des arts à une servile adulation et à l'avance; les nobles Athéniens sont tous des parasites; mais il semble cependant que Shakspeare n'ait jamais voulu nous offrir un tableau complètement hideux d'hypocrisie.
Flavius est bien capable de réconcilier avec les hommes ceux en qui la lecture de Timon d'Athènes pourrait produire la méfiance et la misanthropie.
Que de dignité dans cet intendant probe et fidèle ! Timon lui-même est forcé de rendre hommage à sa vertu. Ce caractère est vraiment une concession que le poète a faite à son âme naturellement grande et tendre.
[...] Timon, résolu à chercher le repos dans un monde meilleur, entoure son trépas des pompes de la nature. Il creuse sa tombe sur le rivage de l'Océan, appelle à ses funérailles toutes les grandes images du désert et fait servir les éléments à son mausolée.
"Ne revenez plus me voir; mais dites à Athènes que Timon a bâti sa dernière demeure sur les grèves de l'onde amère qui, une fois par jour, viendra la couvrir de sa bouillante écume: venez dans ce lieu et que la pierre de mon tombeau soit votre oracle." Plus loin Alcibiade, après avoir lu son épitaphe, dit encore de Timon :
"Ces mots expriment bien tes derniers sentiments. Si tu avais en horreur les regrets de notre douleur, si tu méprisais ces gouttes d'eau que la nature avait laissé couler de nos yeux, une sublime idée t'inspira de faire pleurer à jamais le grand Neptune sur ta tombe.»
(http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre4930.html)