L'Encyclopédie sur la mort


Présentation

" La voie et les rails "
Tous droits réservés - Nathalie Tugeon (2012)

 

«La mort est grande
nous lui appartenons,
bouche riante.
Lorsqu'au cœur de la vie
nous nous croyons
elle ose tout à coup
pleurer en nous ».

(Rilke)

La mort existe, nous l’avons rencontrée! Effectivement, elle est une réalité incontournable à laquelle chacun, un jour ou l'autre, est confronté, qu’il s’agisse de la mort de ses proches ou de sa propre mort. Elle est très présente dans les médias. On n'a qu'à regarder le nombre de pages consacrées à la mort de personnalités du domaine public, sportif ou artistique, à la mort des victimes de la route, du crime ou de la guerre. À travers les siècles et dans toutes les civilisations et cultures, dans la mythologie, les légendes et les contes autant que dans les Arts et les Lettres et l'artisanat, la mort s'impose comme un élément tragique et incontournable de l'existence.

Depuis les années 1960, on assiste à une prolifération des discours sur la mort dans la littérature tant scientifique que populaire. On observe, dans divers milieux du savoir, l’éveil simultané d’une curiosité intellectuelle, accrue et renouvelée, autour de la mort. La mort est devenue un sujet dont on peut et dont on veut de nouveau parler, même s’il est trop tôt pour discerner, dans cet intérêt partagé, des signes évidents d’une redécouverte de la mort ou d’une prise de conscience collective à l'égard de la mort comme étant étroitement liée à la vie. Le déni ou l'évitement de la mort demeure manifeste dans les comportements contemporains. Les femmes et les hommes ont tendance à vivre et à agir comme si la mort ne pouvait pas les atteindre personnellement. Dans leurs habitudes de vie, la mort fait figure d'un événement ou d'un avènement qui n'arrive qu'aux autres.

La mort est un phénomène universel, car elle touche tous les vivants. Elle est aussi un phénomène particulier qui est interprété et vécu différemment selon les cultures et les mentalités, selon les époques et les pays, selon la conjoncture sociale et les individus, leurs perceptions et leurs conceptions de l'existence. Elle est non seulement un phénomène collectif, étroitement lié à la survie ou à l’évolution d’une société ou d’une espèce, mais elle est aussi un phénomène planétaire capable de menacer l’avenir de l’humanité tout entière et l’ensemble des autres espèces vivant sur la terre. En même temps, la mort est un phénomène individuel qui accompagne et scelle le destin de chaque être qu’il soit humain, animal ou végétal. Parmi les vivants, l'homme est celui qui est capable de se reconnaître comme mortel et d'envisager la mort comme une destinée commune.

« La conception de l'histoire comme processus linéaire progressif, écrit Octavio Paz dans Points de convergence (1974), s'est révélée inconsistante. Une telle croyance est née avec l'époque moderne et fut, d'une certaine manière, sa justification, sa raison d'être. Sa faillite révèle une fracture au centre même de la conscience contemporaine. La modernité commence à perdre foi en elle-même. [...] D'où il ressort que nous devons édifier une éthique et une politique sur la poétique du maintenant. La politique cesse d'être la construction du futur : sa mission est de rendre le présent habitable. [...] Vivre dans le maintenant, c'est vivre face à la mort. L'homme inventa les éternités et les futurs pour échapper à la mort, mais chacune de ces inventions fut un piège mortel. Le maintenant nous réconcilie avec notre réalité de mortels. Ce n'est que devant la mort que la vie est réellement la vie. Dans le maintenant, notre mort n'est pas séparée de notre vie. L'une et l'autre sont la même réalité, le même fruit ». (1)

Cependant, la pensée de la mort ne nous empêchera pas de regarder vers l'avenir. Rendre la terre habitable, c'est préparer pour les générations futures un patrimoine culturel qui assurera leur survie autant que leur diversité, c'est donner à la vie la chance de s'exprimer et de se développer, de se rénover et de s'accomplir. Nos attentes à l'égard des générations qui nous suivront, c'est qu'elles accroissent, diversifient ou restaurent les lieux d'habitabilité de ce patrimoine, que nous leur laissons en héritage. Elles le feront en fonction de leurs besoins et de leurs aspirations. À leur tour, elles le lègueront à leurs descendants. Notre propre vie et mort ne constituent qu'un maillon dans la grande chaîne d'une humanité toujours inachevée, toujours à réformer.

L’encyclopédie sur la mort veut s'intéresser à ce phénomène sous ses multiples aspects et ses diverses modalités. Elle est curieuse de la pensée de la mort qui a habité et hante encore tant d'écrivains, de poètes, d'artistes, de savants, de philosophes et de sages. Elle veut rendre compte des résultats des recherches sur la mort ainsi que de la mentalité générale des populations à l’égard de la mort. Elle s'approchera de la mort avec pudeur et discrétion, consciente du mystère qui l'enveloppe et de la crainte qu'elle inspire. La visée fondamentale, qui parcourt cette entreprise, est de construire une encyclopédie ouverte, ouverte à la pluralité des perceptions et des réceptions de la mort selon les époques et les cultures, ouverte aux problématiques anciennes et aux enjeux contemporains, ouverte à la tradition et à la nouveauté, ouverte à des collaborations de chercheurs et d’intervenants en termes d’information et d’interrogation, d’apport théorique ou expérientiel. Ainsi, cette encyclopédie demeurera une œuvre toujours en chantier, toujours réformable. Au fur et à mesure, de nouveaux dossiers et de nouveaux documents s'ajouteront à une entreprise qui ne vient que commencer et qui aspire à une longue vie, nous l'espérons grâce à une équipe diversifiée, internationale et interculturelle.

La complexité de la thématique de la mort nous impose de respecter et de promouvoir la complémentarité des disciplines. « Cette démarche transversale déconstruit nécessairement les visions parcellaires ou unilatérales liées aux compartimentations disciplinaires et explore les diverses dimensions de complexité de l'objet étudié, aussi bien synchroniquement (coexistence des multiples instances, paliers en profondeur, niveaux, etc.) que diachroniquement (succession et interpénétration des divers moments du temps.» (Magali Uhl, «Mort et recherche. Éléments d'épistémologie complémentariste», Revue de l'Institut de sociologie, n° 1-4, p. 51, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1999).

Deux grandes parties la composent, la première étant consacrée à l’étude de la mort en tant que phénomène universel et particulier, en tant qu’expérience personnelle qui interpelle chacun dans ses choix et ses attitudes, en tant qu’expérience sociale qui provoque les mentalités collectives et qui stimule leur évolution à travers des manifestations créatrices. Elle traitera aussi des diverses modalités du bien mourir et des pratiques de la mort violente. La seconde partie concernera la mort volontaire, l’histoire des idées et des pratiques suicidaires, la prégnance de son actualité, ses enracinements psychiques et culturels ainsi que ses répercussions sociales. Nous accorderons une place importante à la personne suicidaire, ses raisons, ses mobiles, ses désirs, son environnement particulier, sa santé physique et mentale, son histoire personnelle et sa perception de la vie et de la mort, sa conception et sa pratique de la liberté. Les deux composantes de l’encyclopédie introduiront progressivement des pages de la philosophie, de l'anthropologie, de la littérature, de la poésie et des arts, car la mort est fondatrice de culture et de création, d'esthétique et d'éthique, de pensée et de parole.

La direction de l'Agora a bien voulu accueillir et héberger L'encyclopédie sur la mort avec l'enthousiasme de sa générosité. Donner une place à la mort dans l'espace de l'Homo vivens et de l'Agora sur Internet, c'est la doter d'un nouveau lieu public, c'est transmettre aux navigateurs du monde entier une question à laquelle tous sont confrontés, c'est engager une méditation collective sur un mystère inépuisable devant lequel l'intelligence humaine ne s'arrête pas comme devant un mur infranchissable, mais dans lequel elle s'engage comme dans une zone d'ombre, la face nocturne et indissociable de la vie.

(1) Octavio Paz, Point de convergence: Du Romantisme à l'avant-garde. Traduit de l'espagnol par Roger Munier, Paris, Gallimard, 1979, p. 199-200.

Éric Volant

Auteur

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