Selon Paul Ricoeur (1913-2005), nous sommes affectés par le passé ou plutôt par les reconstructions du passé. Celles-ci tiennent lieu de ou représentent la vie qui n'est plus. Ricoeur parle de leur représentance ou lieutenance (III, 49). Cela n'aura pas de sens, souligne, Ricoeur, si nous n'avions pas contracté une dette impayée à l'égard des morts.
Il est vrai qu'une commémoration fervente des grands personnages peut faire obstacle à l'explication de l'histoire par des forces anonymes (géographiques, économiques, technologiques, etc.). Mais cela n'exclut pas qu'il y ait toujours eu dans le passé des êtres humains qui ont souffert et qui, en tant que victimes*, méritent d'être admirés ou vénérés. C'est évident lorsqu'il s'agit des victimes vivant sous des régimes qui sont assez proches de nous pour éveiller notre horreur. Ainsi, par rapport aux événements d'Auschwitz, la neutralisation éthique n'est pas possible, ni souhaitable. Selon Ricoeur, les victimes d'Auschwitz «sont, par excellence, les délégués auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l'histoire» (III, 273). Il s'ensuit que cette horreur qui s'attache à des événements qu'il est nécessaire de ne jamais oublier pour qu'ils ne reviennent plus jamais, «constituent la motivation éthique ultime de l'histoire des victimes.» Or, puisque souvent les vainqueurs ou les puissants de l'époque des victimes ont effacé le plus possible les traces de leurs crimes, l'historien demande des emprunts à la fiction pour élaborer sa reconstruction. Ainsi, la fiction donne au narrateur horrifié des yeux, des yeux pour voir et pour pleurer. L'état présent de la littérature de l'Holocauste le vérifie amplement. Ou bien le décompte des cadavres ou bien la légende des victimes (III, 274). Voilà un bon exemple du fait que l'histoire véritable, qui nous enseigne sur le passé et par là sur la motivation de notre action, est refigurée par l'entrecroisement de l'historiographie documentée et du récit de fiction. Mais cet enseignement sur les crimes à éviter n'est pas le seul effet éthique impliquée dans l'histoire racontée pour riposter aux apories du temps. (Peter Kemp, «Temps, récit et narrativité» dans Sagesse pratique de Paul Ricoeur . Huit études, Paris, Éditions du Sandre, «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 2010, p. 23-24)
Note
(III) réfère à Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983-1985, vol. 3
Note
(III) réfère à Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983-1985, vol. 3