Chronique

L'amour de ma femme - Conte de Noël

Nicolas Bourdon

Je dirais de ma femme qu'elle est moralement supérieure à moi et je dirais même que s’il y a une once de bonté en moi c’est grâce à elle. Elle, avec sa tendance naturelle à voir des qualités chez les autres plutôt que leurs défauts, me dit : « Ta bonté ne vient pas de moi ; elle est en toi. Je l’ai peut-être un peu éveillée, mais c’est tout ! »

Je veux, en cette période de l’année si justement dédiée à l’amour et à l’amitié, faire un témoignage à propos de ma femme. Je dirais qu’elle est moralement supérieure à moi et je dirais même que s’il y a une once de bonté en moi c’est grâce à elle. Elle, avec sa tendance naturelle à voir des qualités chez les autres plutôt que leurs défauts, me dit : « Ta bonté ne vient pas de moi ; elle est en toi. Je l’ai peut-être un peu éveillée, mais c’est tout ! »

Je suis conseiller financier dans une banque, mais je me targue d’avoir un peu de culture ; j’ai un peu lu, du moins beaucoup plus que mes collègues, et j’écris sans faire de fautes contrairement à eux, mais je dois vous avouer que ma culture est restée une culture d’apparat et de surface : je sais citer quelques noms d’auteurs pour impressionner la galerie dans les soirées, et c’est tout !

Ma femme est enseignante au primaire. Ce n’était pas assez d’avoir des enfants à l’école, il a fallu qu’elle en ait à la maison ! Il faut le dire : elle était déjà mère d’une vingtaine d’enfants, car les enfants aiment leur enseignante comme une mère et la voient parfois beaucoup plus que leur propre mère !    

Donc, nous sommes seulement dans la fin vingtaine et nous avons deux filles de deux et quatre ans. Et dire que ma femme veut un troisième enfant ! N’eût été que de moi, je n’aurais peut-être pas eu d’enfants ou du moins je les aurais eus beaucoup plus tard dans ma vie ! « On peut pas faire comme tout le monde ! disais-je à ma femme. Personne n’a des enfants aussi jeune. » J’aurais voulu me concentrer sur ma carrière au moins jusqu’à la trentaine et là, peut-être, peut-être, avoir des enfants. Mais ma femme me répondait toujours : « Tu vas être tellement heureux quand tu seras père que tu vas te demander pourquoi tu n’as pas eu d’enfants beaucoup plus tôt ! »  

Les enfants, il faut s’en occuper et prendre des congés parentaux, et qui dit congés dit nécessairement diminution de salaire, surtout que ma femme a voulu prendre toute une année de congé après chacune des naissances.

Tout cela pour dire que nous n’avons pas amassé tout l’argent que j’aurais voulu normalement avoir à ce stade de ma vie. Je vois comme un échec, presqu’une humiliation, le fait qu’on soit encore en appartement. Mais je travaille ardemment à amasser de l’argent ! Bientôt, d’ici deux ans environ, on pourra s’acheter une belle maison.

En attendant, à ma grande honte, nous avons dû quitter notre appartement de Villeray pour un appartement dans Ahuntsic ; les appartements dans Villeray étaient devenus hors de prix. Mais nous reviendrons bientôt dans Villeray, tout près du marché Jean-Talon, je le jure, et nous reviendrons la tête haute, comme propriétaires ! Ma femme ne partage pas mon rêve pour Villeray et me dit constamment : « C’est beau Ahuntsic ; il y a des arbres, beaucoup de parcs, c’est bien pour les enfants. »

Nous vivons pour l’instant dans un grand appartement, dans un bas de duplex. Nous disposons d’un rez-de-chaussée, d’un sous-sol, d’un garage et d’une grande cour pour 1900 $. Ce n’est pas cher compte tenu que maintenant il faut débourser au moins 1500 $ par mois pour vivre dans un 4 ½ décent à Montréal, mais à chaque début de mois, je me dis : « J’envoie 1900 $ par les fenêtres ! »

Mon humiliation vient aussi du fait que notre appartement n’est pas au goût du jour ; c’est un euphémisme de le dire ! Les comptoirs de la cuisine sont en mélamine, les armoires sont faites avec une sorte de bois décoloré, le plancher du corridor est en céramique, une céramique peu inspirante, datant je dirais des années 80, et les fenêtres… Mon Dieu, les fenêtres ! De vraies passoires avec des bordures en aluminium qui givrent en hiver. On est obligés de les couvrir d’un plastique isolant pour ne pas geler.  

Je ferais des rénovations majeures dans cette maison si j’étais propriétaire, mais je ne le suis pas, et dites-moi donc qui sont les propriétaires ! Pour ma plus grande honte, c’est un couple de notre âge qui a réussi dans la vie et qui a beaucoup plus d’argent que nous ; ils ont acheté une grande maison dans les Laurentides, mais ils ont gardé leur duplex de Montréal pour faire plus d’argent encore !

Il me semble, enfin c’est le cas pour toutes mes connaissances, que c’est toujours la femme qui veut se lancer dans des projets de rénovation mégalomanes, mais dans notre couple, c’est moi qui souffre le plus de vivre dans cet appartement vétuste. Ma femme, peu après le déménagement, a posé quelques cadres sur les murs, a planté quelques fleurs dans la cour, puis elle s’est assise sur une chaise de notre petite terrasse, elle a regardé les deux arbres chétifs de notre cour arrière et elle a dit avec un sourire: « C’est beau ici. On va être bien. »

Je pense qu’elle est déjà vieille, comprenez-moi bien, son corps est jeune et magnifique, mais elle n’a pas encore trente ans et elle a déjà commencé à se détacher du faire et de l’avoir. Elle est comme les vieux qui ont bien vieilli et qui ont cessé de vouloir plus d’argent, plus de pouvoir et plus de gloire.

Au deuxième étage, il y a Pierre et Nicole, des septuagénaires qui vivent dans un appartement encore plus vétuste que le nôtre. Nicole est à la retraite ; elle voue un amour passionné aux chats ; je pense qu’elle les aime plus qu’elle aime son mari ! Elle en a deux à la maison et, en plus, elle fait du bénévolat dans un refuge pour chats à Montréal-Nord. C’est une espèce d’obsession : elle a plus de mille photos de chats sur son cellulaire !  

Son mari est brigadier. Il se plante au beau milieu de la rue et ne bouge pas de là, doit-il y avoir cent autos en file devant lui. Le matin, je vais reconduire mes filles, nous pouvons être à cinquante mètres du coin de la rue, mais il nous crie fier comme un paon tout en dressant son panneau « Arrêt » au nez des voitures : « Venez ! Venez ! Y ont juste à attendre ; moi, j’bouge pas ! » À mes yeux, il est sans contredit le meilleur brigadier de l’île de Montréal.

Pierre a un tic nerveux : à tout propos, il dit : « En tout cas ». C’est une expression qui marque la réflexion et un désir de synthèse, et, je dirais même la volonté d’énoncer une vérité profonde, une maxime lumineuse, comme l’ont fait avant lui les grands moralistes. Je le croise sur le balcon commun à nos deux appartements ; il me regarde d’un air grave, il lisse sa barbe comme le font les philosophes et il me dit avec assurance : « En tout cas, on annonce beau demain ! »   

Pierre et Nicole sont toujours en train de marcher de long en large dans leur appartement. Je me dis toujours : « Au secours ! Ils peuvent pas s’asseoir une minute et lire un livre ? Au moins qu’ils regardent la télé ! » Mais non, ils marchent, ils marchent sans arrêt ! Et déplacer des objets toute la journée semble les remplir de bonheur.      

« Peut-être qu’ils font souvent le ménage. Ils gardent leur appartement très propre.

- Mais ils déplacent toujours des choses ! Tu entends ? Là, on dirait qu’ils déplacent une chaise ou non quelque chose de plus gros, ça crisse sur le plancher, une commode peut-être ou une grosse bibliothèque ! C’est comme ça toute la journée !

- Moi, je ne les entends pas.

- Hier, on aurait dit qu’ils déplaçaient des boîtes ou je ne sais trop moi, des colis…  Leurs déplacements ne suivent aucune logique, aucun sens à mes yeux à moins qu’ils pratiquent une quelconque activité physique pour garder la forme. Ils déplacent une boîte de la cuisine au salon et ils la rapportent du salon à la cuisine.

- Ce sont sans doute des objets qu’ils vendent au bazar ou dans les ventes trottoir. »

Les ventes trottoir ! L’été, ils en organisent à toutes les premières fins de semaine du mois, mais « c’est la première, celle de juin, qui marche le mieux ! » de l’avis de Nicole. Ils courent les friperies et les bazars, achètent les cochonneries qu’ils y trouvent et les revendent plus cher !

Il y vient toujours une foule bigarrée. La voisine d’à côté : un ange, qui est à peine moins pauvre que Pierre et Nicole, mais qui donne tous les petits profits qu’elle fait aux plus démunis. Un « homme à tout faire », très timide, toujours prêt à aider, et qui dit toujours en apportant les tables et les chaises : « Excusez-moi. Excusez-moi. Je ne veux pas vous déranger. » Une drôle de dame dans la soixantaine qui nous raconte toujours la même histoire : « Vous savez moi je passais tous mes étés sur un yacht ; j’ai longtemps été dans la haute ! Puis j’ai été dans la rue, maintenant je suis dans la moyenne. » Et invariablement elle dit : « Moi, je ne suis pas une bonne vendeuse. Ah ! Mais par contre je sais le prix des choses. Pour ça, oui ! Tiens par exemple, cette patère, on peut la vendre huit dollars, mais pas plus, pas plus ! Sinon, ça ne part pas. »

Il y a aussi un Haïtien dans la cinquantaine, très élégant, habillé d’un complet-veston, qui inspecte les objets étalés sur les tables comme le ferait un agent des douanes.

« Combien pour ce parapluie ? 

- Deux dollars.

- Trop cher ! Trop cher ! Je vous le prends pour un dollar. » s’écrie-t-il d’un ton bourru. 

Il y a aussi un jeune prof de philosophie au cégep qui vient souvent faire son tour. Il se plaint de ses corrections (toujours en train de se plaindre de leurs corrections ceux-là !) et il entre immanquablement dans un débat avec le « Conservateur français ».

Pour Pierre et Nicole, le Conservateur français est un grand personnage, un notable, un nabab, alors qu’en vérité il n’est propriétaire que d’une petite auto cabossée et d’un petit duplex dans Sault-au-Récollet, auquel ils vouent une admiration sans borne. « Cet homme-là est généreux comme c’est pas possible ! Il vient de nous donner un set de thé. Combien ça peut valoir ça ? Heille ! C’est de la porcelaine anglaise. »

« Qu’est-ce que vous faites lire à vos étudiants, demande le Conservateur au professeur de philo.

- En ce moment, ils lisent Voltaire et Rousseau.

- Je ne les aime pas ! Des réformistes, des agitateurs. Ils ont tout foutu en l’air. Les Lumière, les Lumières, ouais, mon œil ! La Révolution française, ouais, belle révolution ! Des centaines de milliers de morts. Vous savez, moi, je viens d’une vieille famille française et… »

Nicole est toujours enchantée par les profits qu’elle fait lors des ventes trottoir : « Les deux chemises, je les ai achetées huit dollars chacune dans une friperie. Heille ! Je les vends ensemble pour vingt-cinq dollars. Le paquet de cartes m’a coûté deux dollars ; je le vends quatre dollars ; le double du prix, c’est pas rien ! Et les CD ! J’ai vendu trois CD pour quinze dollars ; trois fois le prix qui m’ont coûté. Quand même pas rien ! »

Et j’ai de la difficulté à ne pas réprimer un sourire quand j’entends ces montants dérisoires, moi qui fais en moyenne cinquante dollars par jour sans lever le petit doigt avec mes placements !

Ma femme passe la journée entière avec la faune de la vente trottoir. Elle vend quelques vieilleries qui traînent dans notre garage et elle redonne tout l’argent qu’elle fait à Nicole. Sa générosité est celle qu’on retrouve dans le premier vers d’un sonnet de Shakespeare : « Prends tout mon amour, oui, prend-le tout ! » Elle peut nous jouer des mauvais tours avec sa maudite générosité et j’apprends parfois que, pour une cause quelconque, ma femme s’est délestée de quelques centaines de dollars sans aucun regret.

Nicole proteste. Mais ma femme lui dit : « Gardez tout ! Gardez tout ! » S’ensuit un long débat. Nicole finit par céder, mais elle vient nous porter des biscuits ou des chocolats et, le jour de la vente trottoir, elle fait le café pour tout le monde. Ça, elle y tient !

Moi, je peux supporter ces gens une petite heure ; c’est le plus que je peux donner !

« Qu’est-ce que tu trouves de si intéressant à ces gens-là ? Ils se disent toujours la même chose.

- Mais pas toujours de la même manière. » me répond ma femme avec un sourire énigmatique.

Cette année, Pierre n’a pas pu participer à la vente trottoir du mois d’août. Il avait vomi toute la nuit et il avait vomi plusieurs fois dans le dernier mois. On se réveillait au beau milieu de la nuit avec des sons horribles qui me levaient le cœur et je m’écriais à chaque fois : « Vivement qu’on ait une maison à nous ! Villeray, attends-nous ! On arrive ! »

Une nuit, ça a dépassé les bornes. Nicole était paniquée et quand elle panique, elle hurle.

« Je pense qu’il a besoin d’aller à l’hôpital ; c’est grave, me dit ma femme. 

- Je vais l’amener, mais j’ai peur qu’il vomisse dans l’auto », dis-je en grommelant.

« C’est à cause de la soupe aux épinards ! me dit Nicole quand j’entrai dans leur appartement. Il a mangé de la soupe aux épinards ! C’est trop dur pour lui. Il a pas une bonne digestion. »

Trois jours plus tard, Nicole nous annonça que la soupe aux épinards n’était peut-être pas la seule cause des symptômes de Pierre. Il était atteint d’un cancer à l’intestin de stade 3 ; les médecins lui donnaient peu de chance de survie.

« Je vais m’occuper de lui, dit Nicole. C’est un bon monsieur que j’ai, vous savez, mais là, je vais me reposer. Ça fait douze heures que je suis à l’hôpital. Ça fait des grosses journées. 

« As-tu remarqué, dis-je à ma femme, que Nicole parle de son mari comme s’il était un poids, une corvée ?

- Non, je n’ai pas senti ça », répliqua ma femme sur un ton péremptoire.

On enleva une partie de l’intestin de Pierre. Puis, ce furent les traitements de chimiothérapie. Le vieil homme maigrissait à vue d’œil. Ce n’était plus le brigadier scolaire qui marchait d’un pas ferme à son coin de rue et qui se plantait droit comme un mur devant les autos. Il ne faisait plus que des petits pas et il avait toutes les misères du monde à monter les marches de l’escalier qui menait à son appartement.

Au milieu de cette tragédie, les propriétaires nous informèrent qu’ils avaient l’intention de vendre leur duplex de Montréal. Ils sont riches bien sûr, mais les taux d’intérêt sont au plafond et eux aussi éprouvent de la difficulté à arriver. Nous n’en disons rien à Nicole et Pierre pour ne pas les inquiéter, mais, un jour, les proprios nous informent qu’ils vont rencontrer « les locataires d’en haut » en premier et qu’ensuite ils viendront nous voir.

Nous sommes certains que nous allons être mis à la porte : de ce que nous comprenons de leurs intentions, soit ils vendent leur duplex, soit ils s’établissent au rez-de-chaussée. Dans tous les cas, nous devons partir. Mais surprise ! Le propriétaire nous dit d’une voix sans émotion, une voix d’ordinateur, de chiffrier Excel : « Vous, vous restez. Rien ne change pour vous. Nous reprenons le logement du haut. Les locataires du haut s’en vont. On a déjà signé une entente avec eux. 

- Mais vous êtes certains que c’est la chose à faire ? Ils sont vieux et…

- On a déjà signé une entente avec eux. »

Nous avons immédiatement sonné chez Nicole et Pierre. « Assoyez-vous ! Assoyez-vous ! nous a lancé une Nicole radieuse. Je vous fais du café. »

Pendant ce temps, son mari se tenait silencieux assis sur une des petites chaises de la cuisine.

« Il est pas mal fin le proprio ! Il nous donne deux ans de loyer ! C’est quand même quelque chose. Et il nous paie les déménageurs ! Il va regarder pour nous sur Internet. On va sûrement aller à Montréal-Nord, c’est moins cher là-bas. C’est pas plus mal, vous savez ; on s’approche de mon refuge pour chats ! »

On eût dit que Nicole avait rajeuni de vingt ans et qu’une nouvelle vie s’ouvrait devant elle. Mais soudain, d’un coin de la cuisine, on entendit la voix fatiguée et éraillée de son mari : « Toi, tu t’en vas à Montréal-Nord, mais moi, j’vais où ? Tu-veux-tu me dire où j’vais ? »

« Hé ! Hé ! Qu’est-ce que je te disais sur Nicole, dis-je à ma femme une fois qu’on eut quitté leur appartement. L’argent, l’argent ! C’est ce qui fait courir les humains. Plus que l’amour ! Bien plus que l’amour ! On lui présente un beau petit magot et hop ! Elle oublie son mari. Il aurait bien aimé mourir tranquillement dans l’appartement où il a vécu les trente dernières années de sa vie, mais non il doit se taper un déménagement ! Qu’est-ce qu’on peut faire contre le pouvoir de l’argent ? »

Pour toute réponse, ma femme m’a fusillé du regard et elle s’est enfermée dans notre chambre.

Ma femme les a invités à souper la vieille de leur départ. « J’ai fait de la soupe ! s’écria-t-elle quand ils entrèrent. Mais ne vous inquiétez pas, ce n’est pas de la soupe aux épinards ! » ajouta-t-elle en riant. Nicole et Pierre avaient mis leurs plus beaux habits ; je ne les avais jamais vus ainsi.

Pierre ne cessait de dire : « Merci ! Merci ! En tout cas, vous auriez pas dû. »

« M’énerve celui-là avec son "en tout cas" », pensai-je.

Ma femme lui demanda s’il voulait un verre de vin. « Non pas question ! s’écria Nicole. C’est pas bon pour son diabète.

- Mais c’est une soirée spéciale. Mon médecin me dit de pas en prendre, mais il me aussi qui peut y avoir des occasions spéciales. En tout cas, j’vais en prendre juste un peu, pas beaucoup, juste le fond d’un verre. »

Pierre avait les yeux émerveillés d’un enfant qui entre pour la première fois dans une confiserie. Ma femme l’écoutait avec une extraordinaire attention si bien que cet homme qui n’était pas habitué de parler, parla.

En prenant congé sur le seuil de notre porte, il nous dit : « En tout cas, merci ! Merci pour le repas ! Vous viendrez nous visiter.

- Je peux venir vous aider à placer vos choses après-demain si vous voulez, lui répondit ma femme.

- Oui, vraiment ! C’est trop… Vous n’êtes pas obligée. En tout cas, merci, merci ! »

Il était faible, son teint était grisâtre, il avait perdu beaucoup de poids, mais il souriait à ma femme. Peut-être avait-il espoir que, là où il allait, il y avait peut-être un peu d’amour.  

Deux jours plus tard, ma femme alla les aider et revint avec de mauvaises nouvelles. Ils trouvaient que l’appartement était beaucoup plus petit que ce à quoi ils avaient pensé (tout s’était fait tellement vite !) et ils s’ennuyaient déjà d’Ahuntsic.

« Peut-être qu’on ne vous reverra plus ! » lui avait dit Pierre.

Mais ma femme leur a promis qu’on allait les revoir un peu avant Noël. « Ah ! Merde ! lui dis-je, ne me dis pas qu’on va être pognés pour aller les voir ! » Sa promesse me coûtait : ma vie est folle à l’approche de Noël ; l’activité à la banque est trépidante et on dirait que toutes les transactions que les clients n’ont pas faites pendant l’année, ils les font durant les cinq jours qui précédent Noël. Et puis il faut acheter des cadeaux, décorer un sapin, écrire des cartes, et avec tout ça, nos filles sont énervées comme ce n’est pas possible… Alors la moindre minute que j’ai pour moi, je la prends pour me reposer !

Mais non ! À cause de ma femme, nous avons été obligés d’aller chez Pierre et Nicole le 23 décembre.

« Joyeux Noël ! » s’écria ma femme quand Nicole vint nous ouvrir. Elle avait un sourire radieux. « Vous savez quoi ! Pierre est mieux. Son cancer est en rémission. Les médecins en croient pas leurs yeux.

- Y’a pas dit son dernier mot le bonhomme », ajouta Pierre en levant sa main à la façon d’un élève qui veut parler en classe.

Ma femme avait apporté des bonhommes en pain d’épice ; Nicole sortit une belle assiette en porcelaine d’une armoire vitrée. « Celle-là, je la sors seulement dans les occasions spéciales. » Ma femme y déposa les biscuits et Nicole servit du café.

Leur nouvel appartement m’apparut bien moins agréable que l’ancien. Au moins il était propre, mais il était petit et donnait sur Henri-Bourassa ; on avait l’impression que les autos entraient par le salon et, même si les fenêtres étaient fermées, ils entendaient le vacarme du boulevard.  

Nous étions six dans une petite cuisine encombrée. Mes filles ne tenaient pas en place ; j’avais peur qu’elles brisent quelque chose, et par-dessus le marché les deux chats sautaient partout et nous passaient entre les jambes.    

« Mais, disait Nicole avec philosophie, on finit par s’habituer, pis l’important c’est que Pierre soit en vie ! Je pense pas que j’aurais été capable de vivre sans lui. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, je l’aime mon mari ! » Puis elle s’arrêta, saisie par l’émotion.

« Et moi aussi, je l’aime ma femme ! » dit Pierre en élevant encore une fois sa main.

Et ma femme me lança un sourire triomphant : c’était une des plus belles victoires qu’elle remportait contre un cynique comme moi. 

Pierre ajouta : « En tout cas, ma mère avait l’habitude de dire que, dans la vie, c’est pas le matériel qui compte, c’est les humains.

- Ah ! C’est bien vrai ça ! C’est bien vrai », répondit ma femme.

Il y eut un silence assez long pendant lequel je sentis une forte émotion monter en moi et je voulus la chasser en disant à Pierre : « Vous ne prenez pas un bonhomme en pain d’épice ?

- Ben, en tout cas, mon médecin m’a dit que tout ce qui est sucré est à éviter, mais en même temps, il me dit aussi qu’il peut y avoir des occasions spéciales… Et vous savez, on est tellement proches de Noël. »  

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