Ernest Gagnon et l’âme du Canada français

Richard Lussier

Monsieur Bernard Cimon nous offre dans la collection Les archives de folklore des Presses de l’Université Laval, une œuvre érudite sur un personnage méconnu de notre histoire nationale, monsieur Ernest Gagnon ( 1834-1915 ).

Il trace la biographie de ce citoyen de la ville de Québec avec comme toile de fond une description minutieuse de la vie à Québec de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’aux premières années du XXe siècle. Outre les grands moments de sa vie personnelle, de ses principales réalisations, l’auteur cherche à découvrir, comme le titre l’indique, l’âme du Canada français, mais aussi l’âme du personnage étudié. 

Dans toutes ses réalisations, Ernest Gagnon s’est montré un fier Canadien français, un patriote et un fervent catholique. Peu importe les activités auxquelles cet homme s’est adonné, il n’a eu de cesse de défendre et de promouvoir la foi, que ce soit à titre de père de famille, d’organiste à la basilique de Québec ou à l’église Saint-Jean-Baptiste, soit en harmonisant les Cantiques populaires pour la fête de Noël, soit en préservant de l’oubli les chansons populaires du Canada, soit en écrivant des livres d’histoire comme son Louis Jolliet, soit à titre de pédagogue ou d’officier public, notamment en veillant à ce qu’on érige des monuments pour que nous nous souvenions,  tel le monument à la foi, situé sur la Place d’Armes, tels les monuments à Champlain, à Montcalm, ou à Jeanne Mance, devant l’Hotel-Dieu de Montréal.

Il semble qu’il ait inspiré à Eugène-Étienne Taché notre devise « Je me souviens ». Il voulait que nous n’oublions pas nos origines, le labeur de nos ancêtres, leur héroïsme, leur joie de vivre qui transpirait notamment dans nos chants populaires, notre résilience en tant que nation laquelle a survécu à l’exil de l’élite française après la conquête, au constant effort d’assimilation des anglophones, et le rôle crucial que tint le clergé dans notre survie. 

Au sujet de l’éducation, il tint des propos qui, nous confie monsieur Cimon, restent valables aujourd’hui : « La vérité est que la science peut bien éclairer les intelligences, mais la religion seule moralise ». Ce disant, en ce temps où la religion est objet de dérision et mise au ban par  les héritiers de la Révolution tranquille qui ne cessent de carburer au ressentiment, l’auteur risque de ne pas vendre beaucoup de livres. Je crois qu’il faut remercier Bernard Cimon pour le courage dont il fait ici preuve, en affirmant que la foi a joué un rôle essentiel dans notre histoire. Il serait sans doute légitime de se demander si son évacuation du domaine public a fait de nous, au dire des opinions qu’on prête aux jeunes immigrants, des gens méprisables. C’est du moins ce que rapportait madame Audrey-Martin Turcotte, dans un article paru dans le Devoir en février : les jeunes immigrants nous méprisent nous voient comme « un sous-peuple, qui n’a pas de valeurs, pas de manières, pas de culture, pas d’éducation, une nation qu’on peut piétiner sans retenue ». À la lecture de son article, mon sang n’a fait qu’un tour et m’est venu à l’esprit une image pas trop politiquement correcte; comment peut-on mordre la main de qui nous accueille, nous offre des soins de santé et nous ouvre ses écoles ? Puis je me suis calmé et j’ai cherché à comprendre les raisons de ce mépris. Je me suis mis dans la peau d’un jeune immigrant pour comprendre leur rejet de la culture québécoise. La famille est le premier milieu où nous acquérons nos valeurs. Quelles sont les valeurs de ces familles fraîchement arrivées au Québec ou encore enracinées dans les traditions de leur pays d’origine ? Comment vivent-ils ? La mère est une femme au foyer, les grands-parents vivent dans la maison familiale, le père a de l’autorité, on fait tout pour donner aux enfants une éducation digne de ce nom et on y pratique une religion. Que voient-ils quand ils nous regardent ? Des parents qui placent leurs enfants dans des garderies, qui ne les éduquent plus, qui tolèrent que ceux-ci les traitent avec un total manque de respect pour éventuellement ne plus leur adresser la parole, des  gens qui casent leurs pères et leurs mères dans des résidences pour personnes âgées, des enfants-rois qui à l’école méprisent leurs professeurs et refusent d’apprendre quand ça devient trop ardu, des mécréants qui ne veulent ni maître, ni Dieu, qui se gargarisent de s’être libérés de la religion de leurs ancêtres méprisant au passage ces communautés religieuses qui, en dépit de leurs tares, les ont soignés et éduqués, une société où les femmes font carrière plutôt que de faire des enfants, où elles s’habillent, pour le dire poliment, très légèrement. Une société où on facilite le suicide assisté.

Bernard Cimon a écrit un excellent livre qui malheureusement sera conspué par l’intelligentsia issue de la Révolution tranquille.

Son livre ne se lit pas comme un roman, mais c’est le prix à payer quand on rédige une œuvre de calibre universitaire. Néanmoins, l’auteur réussit à égayer sa présentation en intercalant un prélude, des interludes et un postlude. Il imagine alors, par exemple, comment monsieur Gagnon a pu vivre certains moments significatifs de sa vie, comme sa première rencontre avec celle qui deviendra son épouse, ou comme le heureux hasard qui l’amena à découvrir dans une librairie d’occasion, sise en face de l’église Saint-Jean-Baptiste, une légende rapportée par Henri-Raymond Casgrain, laquelle inspira une des œuvres musicales d’Ernest Gagnon, l’Incantation de la Jongleuse. Mais même dans ces moments ludiques, l’auteur demeure appliqué à connaître l’âme de son protagoniste; dans l’impossibilité où il se trouvait alors de trouver un violoniste, covid oblige, il passa une nuit blanche à entrer ce morceau dans un logiciel afin de pouvoir le jouer en s’accompagnant au piano, et ainsi juger à quel point Ernest Gagnon avait bien rendu musicalement cette légende.

Bref, une biographie écrite dans un très bon français, un livre érudit, qui nous permet de connaître un patriote modéré qui a défendu notre langue, notre nation et qui reconnaissait que notre peuple doit à l’Église catholique d’avoir survécu aux nombreuses épreuves auxquelles il fut confronté. Il est cependant triste de constater que ce fervent croyant ait été partisan du gaumisme, une philosophie de l’éducation visant à exclure les auteurs romains et grecs comme Virgile ou Homère, pour n’enseigner que les auteurs chrétiens. Il pensait ainsi renouer avec les débuts de la chrétienté, ce qui s’avère faux, car si au début du christianisme certaines personnes ont rejeté pusillanimement la paidéia des Grecs, par contre, les Pères de l’Église comme Clément d’Alexandrie ont reconnu l’importance de la culture grecque pour se former intellectuellement, pour comprendre et défendre sa foi; il affirmait que les chrétiens ne devaient pas « avoir peur de la philosophie, comme les enfants d’un épouvantail ». 

Il y a quelques ressemblances entre Bernard Cimon et Ernest Gagnon. Tous deux sont des amants et des défenseurs de la langue française, tous deux sont des musiciens qui cherchent à    valoriser les chansons françaises (1), tous deux manient bien la plume, tous deux font œuvre d’historien. Autre ressemblance, en écrivant ce livre, Bernard Cimon érige un monument à la mémoire d’un grand homme inconnu, tout comme Ernest Gagnon travailla à l’érection de monuments à nos grands héros nationaux, dont Champlain et Montcalm.


1. Bernard Cimon est un chansonnier dont le répertoire est constitué des vieilles chansons françaises et québécoises, dont certaines sont de lui. Je ne crois pas rendre justice à la qualité de sa poésie en suggérant d’écouter la chanson suivante, mais je crois qu’elle permettra de dérider le lecteur de nos propos fort sérieux et ainsi, aussi, faire ressortir une dernière ressemblance entre ces deux hommes, leur sens de l’humour.

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